Le crabe aux pinces d'or est à la fois le premier long métrage d'animation entièrement tourné en Belgique, et le tout premier long métrage cinématographique de l'univers de Tintin. Il connu une carrière éclair, puisqu'il ne fut diffusé qu'une seule fois, le 21 décembre 1947 au cinéma ABC de Bruxelles en Belgique, avant d'être saisi par la justice le lendemain de son unique projection pour ne plus jamais reparaître jusqu'au début des années 2000.
Enquêtant sur un trafic de fausse monnaie, Tintin se retrouve emprisonné sur un navire, le Karaboudjan. A son bord, il fait la connaissance du Capitaine Haddock, marin alcoolique, et découvre l'existence d'un trafic d'opium, dissimulé dans des boîtes de crabes. Réussissant à s'enfuir avec Haddock et se réfugiant au Maroc, Tintin va faire tout son possible par démasquer la bande de malfaiteurs....
Tintin et le cinéma se sont mutuellement rencontrés dès la publication de l'intégrale de Tintin au pays des soviets en 1930. Il y a 90 ans, la toute première aventure du jeune reporter à la houpette, qu'il obtient par ailleurs dans cette intrigue à bord d'une voiture lancée à toute vitesse, est ainsi adaptée sous la forme d'un film fixe sur pellicule. Chaque vignette de la bande dessinée était projetée sur un écran tandis qu'un narrateur installé dans la salle s'échinait à retranscrire les dialogues et l'ambiance. À l'heure où l'outil numérique n'a aujourd'hui comme seule limite que notre imagination, cela semble loufoque à travers nos yeux modernes. Et pourtant, de nombreux enfants furent ébahis par l'expérience, s'imaginant même avoir assisté à la projection d'un véritable film d'animation ! Il faut cependant attendre la fin de la guerre pour que Hergé soit contacté pour adapter Tintin dans un vrai long métrage. C'est un certain Wilfried Bouchery qui va réussir à négocier et obtenir les droits d'adaptations auprès de Hergé. Le choix des deux hommes se porte sur Le crabe aux pinces d'or, neuvième aventure du héros, mais première dans laquelle le désormais célèbre Capitaine Haddock y fait ses tous premiers pas.
Très heureux d'avoir obtenu les droits, Wilfried Bouchery se présente en 1947, tel un homme d'affaire resplendissant, aux portes de la jeune société de production Claude Misonne. Claude Misonne était une ancienne infirmière de guerre qui venait récemment de se reconvertir avec son mari Joao Michiels dans la production spécialisée de courts métrages animés en volume. Wilfried Bouchery leur confie la tâche d'adapter Le crabe aux pinces d'or avec comme consigne expresse de Hergé de suivre scrupuleusement le récit de l'album. Alors que Claude Misonne s'affaire à réaliser l'ensemble des poupées de chiffons animées sous armature, ainsi que d'animer les personnages, Joao Michiels s'occupe d'effectuer la mise en scène, d'ajuster l'éclairage et de filmer chaque scène image par image. Les deux sont bien évidemment épaulés par plusieurs assistants, dont un chef décorateur (A. Berry), un costumier (O. Frison) et deux compositeurs (G. Bethume et A. Ducat). Une technique artisanale qui ne manque pas de rappeller celle employée par Ladislas Starewitch côté français pour Le roman de Renard par exemple, mais qui constitue cependant une première en Belgique. L'emploi de poupées bénéficiant d'une armature n'étant pas d'un usage courant de l'autre côté de la frontière.
Durant plusieurs mois, le tournage de Le crabe aux pinces d'or rencontre de nombreux problèmes particulièrement tumultueux, d'ordre exclusivement financiers. Si Wilfried Bouchery s'était présenté au début comme un homme d'affaire visiblement respectable, les finances de ce derniers sont très loin d'égaler ce qu'il paraît être. L'habit ne fait pas le moine comme on dit. D'un côté Claude Misonne et Joao Michiels ne sont pas payés, si ce n'est au compte goutte, interrompant sans cesse la réalisation du long métrage. De l'autre, Wilfried Bouchery ne pait pas non plus Hergé ses droits d'auteurs qui l'assigne en justice. Sans doute est-il un personnage des plus charismatiques, mais l'homme réussit visiblement quand même à convaincre les deux parties que Le crabe aux pinces d'or assurera une rentrée d'argent non négligeable dès qu'il sera projeté en salle. Ne sachant plus réellement quoi faire, d'autant que Claude Misonne et Joao Michiels sacrifient leurs propres économies dans le tournage du film, le couple décide quand même d'achever le long métrage. Mais le manque de moyen s'en ressent fortement, tout est réalisé avec un énorme soucis d'économie, très visibles dans les nombreux plans simples et fixes que compte le film. Fin décembre 1947, après une année exécrable de tournage, Le crabe aux pinces d'or est finalement parachevé et projeté le 21 décembre à Bruxelles devant une salle comble.
Wilfried Bouchery est malheureusement rattrapé par la justice, par l'action de Hergé d'abord, mais aussi car ce dernier croule sous les dettes. Sapristi, dès le 22 décembre au matin, Le crabe aux pinces d'or est saisi par le tribunal de Bruxelles avec tous les actifs de Wilfried Bouchery et Cie, mais sans cependant réussir à mettre la main sur le principal concerné ! Wilfried Bouchery a en effet eu le temps de se carapater en Argentine avant que le couperet ne tombe, prenant tout de même le temps d'écrire une lettre d'excuse à Hergé et sa première femme Germaine, dont je n'ose imaginer leur réaction à la lecture du contenu de celle-ci ! Comble de l'ironie du sort, tandis que la projection devait s'étaler jusqu'au 11 janvier 1948 et, sans nul doute, rentrer dans ses frais, la carrière de Le crabe aux pinces d'or s'arrête avant même d'avoir commencé alors que le long métrage rencontre finalement un grand succès lors de son unique projection. Le tout premier long métrage d'animation de l'histoire Belge disparaît alors complètement des radars jusqu'à l'aube des années 2000 où un reportage de la chaîne franco-allemande Arte remet le film sur le devant de la scène en dévoilant l'existence d'une copie détenue par la Cinémathèque française. Ce n'est finalement que le 21 juillet 2005 que Le crabe aux pinces d'or fut à nouveau projeté publiquement durant le Festival Tintin organisé conjointement par la ville de Bruxelles et la Fondation Hergé, puis la même année en DVD réalisé par Citel en version entièrement restaurée.
Quand on lance la galette, on se voit immédiatement téléporté près d'un siècle en arrière. Le crabe aux pinces d'or ressemble à s'y méprendre à du pur bricolage de bric et de broc, mais beaucoup moins bien fignolé que les oeuvres de Ladislas Starewitch. Il ne fait aucun doute que la restriction budgétaire imposée à Claude Misonne et Joao Michiels a fortement impacté leur travail. À de nombreuses reprises, le long métrage accuse vite ses limites techniques et seule l'imagination des spectateurs doit constamment remplir les blancs. Là où Ladislas Starewitch aimait beaucoup placer de nombreuses scènes d'actions, avec une mise en scène débordant d'idées pour y parvenir, Claude Misonne et Joao Michiels préfèrent au contraire éluder tout ce qui semble techniquement compliqué à reproduire avec leurs poupées. Par exemple, Tintin doit souvent lutter contre des hommes hostiles, mais on ne le voit pas toujours frapper son adversaire, il y a la scène préalable (le moment où on le menace), il y a la séquence finale (le malfrat est au tapis), mais pas l'action entre les deux. Sans vouloir manquer de respect aux deux artistes, il n'est pas rare non plus de rire sous cape devant la démarche gauche et extrêmement hachée de ces petites poupées, dont les actions sont très limitées à l'écran.
Paradoxalement, l'ensemble de Le crabe aux pinces d'or se tient qu'on le remette dans le contexte de son époque ou non. Il faut également reconnaître que Claude Misonne et Joao Michiels, malgré le côté peu réaliste de la mise en scène, réussissent à se dépatouiller relativement bien devant la condition imposée par Hergé de devoir se tenir au plus près de son oeuvre. Les deux époux parviennent à retranscrire pratiquement toutes les vignettes de l'album, exception faite de certains gags secondaires, avec une fidélité vraiment remarquable. Une gageure dans la mesure où de nombreuses péripéties de Tintin semblent extrêmement compliquées à reproduire en animation en volume, particulièrement en 1947. À nouveau, on ne peut cependant s'empêcher de rire aux dépens des deux artistes ayant oeuvré sur le film, devant les étranges idées adoptées pour représenter certaines scènes visiblement passablement compliquées à tourner. Ici, c'est une baignoire et son bain moussant qui représentent l'océan sur lequel vogue le frêle esquif et ses deux naufragés, là, la vision se dédouble quand les deux compères sont enivrés par les effluves du bon vin gaché. Et quand ça devient trop compliqué de produire un décor, on se retrouve devant des images tournées au véritable port d'Anvers !
Dans l'ensemble, même si cela ressemble vraiment un pur travail artisanal, Le crabe aux pinces d'or réussit quand même à faire illusion, principalement parce qu'il reproduit avec fidélité l'album de Hergé. À y regarder de plus près, c'est surtout la version originale en noir et blanc publiée entre 1940 et 1941 de l'album qui a servi de base d'appui pour retranscrire l'ambiance du film, voire sa version légèrement retravaillée en couleurs de 1943 plutôt que sa version remontée plus récente disponible actuellement dans le commerce. On remarque cela assez aisément dans la mesure où la version colorisée, dans sa version corrigée la plus récente, a été particulièrement adoucie afin de rendre l'oeuvre plus politiquement correcte. Même si je n'ai jamais été particulièrement amateur de l'univers de Tintin, il est une étonnante habitude de la part de Hergé que j'ai toujours trouvé amusante, faute de terme plus approprié. À l'image de Georges Lucas et sa saga galactique mais longtemps avant lui, l'oeuvre de Hergé n'a jamais cessé d'être retouchée, remaniée, rectifiée, redessinée à travers les décennies par son propre auteur, éternel insatisfait devant son propre travail. Se lancer dans une collection Tintin relève presque d'une mission impossible quand on décide de posséder chaque variante des différents albums. Bref, à moins de connaître au préalable la version originale de Le crabe aux pinces d'or, on ne manque pas d'être étonnamment surpris devant les clichés douteux, voire extrêmement caricaturaux, de certains personnages, autant que par l'excessivité du caractère dépravé et alcoolique de Haddock, un vrai poivrot ici.
Le crabe aux pinces d'or marque également une grande première pour l'univers de Tintin. Chaque personnage dispose désormais d'une voix qui lui est propre, hors aventures radiophoniques évidemment. Je ne saurais malheureusement dire quel comédien interprète tel rôle, je n'ai aucune connaissance pour la reconnaissance vocale de cette période et le générique n'en attribue aucun. Même si les personnages ont eu plusieurs voix durant leur longue vie, aujourd'hui on retient surtout Thierry Wermuth pour Tintin et Christian Pelissier pour Haddock, deux voix popularisées par le gros succès, et les multiples rediffusions, de la série télévisée Les aventures de Tintin de 1992. Pour Le crabe aux pinces d'or, la société Claude Misonne fait d'étonnant choix pour les diverses voix des personnages. En dehors du fait que celles-ci résonnent dans nos oreilles comme remontant d'une lointaine époque, les interprétations sont étonnamment bigarrées.
Par exemple, Allan Thomson, le fidèle bras droit habituel de Rastapopoulos, se trouve ici affublé d'un fort accent anglophone extrêmement comique. Les personnages secondaires comptent aussi des voix trafiquées, peu reluisantes et sans réels égards pour les communautés représentées, dont un espagnol (qui parle fort), un arabe (qui place le mot "Sidi" au moins une fois par phrase) et un africain (et son dialecte limité à coups de "Misié" quelque peu gênant). On tentera de se convaincre qu'il s'agit du contexte de l'époque du tournage du film et non de préjugés douteux. Conformément aux choix fait par Hergé, qui veut que les Dupondt ne sont pas du tout jumeaux, Dupont se retrouve affublé d'un fort accent du sud alors que son comparse Dupond conserve un fort accent parisien. Plus étonnant, Milou s'exprime avec une voix féminine (sauf ses aboiements et grognements qui sont effectués par un homme) ! Concernant le duo principal, le choix porté sur Tintin est particulièrement percutant, une voix jeune et dynamique en accord avec le personnage, tout comme celle choisie pour le Capitaine Haddock, volontairement dépravé, qui se permet en plus, enivré, de pousser une chansonnette entrainante au beau milieu du film.
Après la triste affaire de sa saisie par la justice au lendemain de son unique projection, les droits d'auteur du film sombrent dans le flou le plus total, personne ne sachant vraiment à qui il appartenait désormais. À Hergé vis à vis de ses droits moraux sur l'intrigue et les personnages ? Ou bien à la société Claude Misonne qui l'avait réalisé ? Pour une raison obscure, les deux parties renient complètement le long métrage qui finit donc par disparaître de la mémoire collective. Hergé décide d'ailleurs rapidement de tourner complètement la page de Le crabe aux pinces d'or. Car dès le 9 avril 1948, il entreprend d'écrire à Walt Disney en personnage, dont il admirait ses courts métrages, en lui proposant d'adapter Tintin. Il ne manque d'ailleurs pas de lui joindre également quelques albums pour que celui-ci juge l'intérêt du petit reporter belge.
Malheureusement, dans un courrier en retour, Walt Disney l'envoie gentiment promener d'un revers de la main, lui indiquant que le planning de son studio était déjà bouclé pour la décennie à venir. Les ambitions cinématographiques de Hergé pour son Tintin essuient un nouvel échec cinglant. Tintin doit alors attendre l'avènement de la télévision pour réapparaître en version animée sous la forme de deux histoires télévisuelles en 1957 et 1959, tentatives jugées particulièrement décevantes pour la RTF (Radiodiffusion-télévision française) qui ne renouvelle pas le contrat, puis en 1961, pour sa première adaptation sur grand écran avec de vrais comédiens. Quand au vrai premier long métrage d'animation produit par Belvision, c'est en 1969, plus de vingt ans après Le crabe aux pinces d'or, qu'il finira par enfin voir le jour. Un peu par la faute de Hergé lui-même, sans nul doute, trop intransigeant et rigide envers son oeuvre, refusant probablement d'accepter les concessions obligatoirement nécessaires pour un bon rendu animé, ce que Albert Uderzo et René Goscinny avaient au contraire rapidement pris en compte pour leur Astérix.
Aujourd'hui, loin du tumulte de sa naissance houleuse et son existence particulièrement éphémère, Le crabe aux pinces d'or reste incontestablement une oeuvre patrimoniale d'importance, tout simplement parce qu'il s'agit là à la fois du tout premier film d'animation produit intégralement en Belgique, mais également de la toute première contribution cinématographique de Tintin. S'il l'on ne peut nier son caractère franchement brouillon, le long métrage se laisse quand même découvrir avec un oeil attendri rien qu'à l'idée de pouvoir admirer une telle oeuvre qui remonte à déjà 70 ans !
Olivier J.H. Kosinski - 05 juillet 2019
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Doublage (Belgique - 1947)
Interprètes :
- A. Charles
- R. Rency
- J. Prim
- R. Muray
- S. Etienne
- S. Denolly
- E. David
- R. Darvère
- R. Chrus
- R. Revelard
Sources :
Carton Générique