Analyse de l'oeuvre
Il y a parfois de ces films dont on se demande comment ils ont pu atteindre le stade de la production, surtout quand leur propos s'avère quelque peu invraisemblable. Le monde secret des Émojis est sans doute celui qui approche le plus le surréaliste. Qui aurait eu l'idée, avant Sony Pictures Animation, de baser toute une intrigue animée autour des Smiley ? C'est quoi d'ailleurs un Smiley me direz-vous, si vous êtes un allergique des technologies numériques ? Depuis le début des années 1990, surtout avec l'apparition du SMS, on les connaît sous différentes appellations : "Souriard" au tout début car c'était la traduction littérale du terme, "Émoticone" qui s'est finalement imposé dans le langage courant francophone, "Binette" au Québec, officiellement c'est "Frimousse" en France même si personne ne s'en ai jamais servi et plus généralement "Émoji" aux Etats-Unis. Dans tous les cas, c'est la même chose, représenter de manière figurative une émotion à travers une image textuelle. Le Smiley est né en 1963 de la main d'un graphiste nommé Harvey Ball qui a dessiné, en moins de dix minutes, un cercle de couleur jaune, deux points noirs en guise d'yeux et un arc de cercle symbolisant un sourire. Ce besoin est né à la suite de la fusion de deux sociétés d'assurance concurrentes qui avait entraîné un certain mal-être parmi les employés des deux sociétés. Cette campagne interne les incitait alors à retrouver le sourire, puisque le petit visage souriant pouvait être aperçu un peu partout. Pour compléter son personnage, il y ajoute sa signature mais, comble de malchance car n'imaginant pas ce qu'allait devenir sa création dans l'avenir, ne dépose aucun droit d'auteur autour de sa création. Une décision qu'il ne regrettera pourtant jamais, précisant ne pas être motivé par l'argent.
Il en va cependant tout autrement de ces repreneurs plusieurs années plus tard. Quasiment au même moment, les frères Bernard et Murray Spain sont les premiers à profiter du personnage en 1971. Ils accolent au personnage la mention "Have a happy day" et déposent alors les deux pour la production d'un pin's commémoratif sans rencontrer la moindre difficulté. Il va s'en vendre plus de 50 millions d'exemplaires aux Etats-Unis. Mais c'est finalement un français qui va définitivement ravir la petite boule jaune, au nez et à la barbe de tout le monde. En 1972, le journaliste français Franklin Loufrani s'accapare du personnage pour égayer une rubrique du journal France-Soir car toutes les histoires racontées sous ses colonnes allaient forcément être heureuses. Et il fait du personnage une marque commerciale déposée, et ceci, dans plus de 100 pays ! Le Smiley va bientôt partir à la conquête du monde. Car c'est finalement l'avènement du téléphone mobile, au milieu des années 1990, qui va transformer une simple humeur en véritable empire commercial, initié par le fils Nicolas Loufrani qui a eu le nez creux. Cela va d'ailleurs créer pas mal de remous, notamment avec la société américaine Wallmart qui s'est farouchement opposée au dépôt de marque, car utilisant lui-même un personnage jaune souriant. Une bataille qui aura duré près d'une décennie (2001-2011) mais qui sera finalement conclue à l'amiable hors tribunaux. Après cela, la société gérée par Nicolas Loufrani ne cessera plus jamais de s'agrandir, principalement grâce aux concessions de droits avec pratiquement tous les opérateurs téléphoniques et réseaux sociaux. La puissance du Smiley est telle que tous sont désormais normalisés et inclus, après d'âpres négociations, dans le Consortium Unicode.
Le Smiley devient un tel phénomène que l'idée même d'en produire un film d'animation va devenir le terrain de jeu improbable entre trois sociétés américaines : Warner Bros., Paramount Pictures et Sony Pictures Animation vont batailler ferme pour ravir les droits du scénario écrit par Eric Siegel et Tony Leondis. Ce qui n'est pas une mince affaire, d'autant plus que l'intrigue nécessite des accords commerciaux d'autres sociétés tierces qui vont figurer dans le long métrage. Parce qu'il est évidemment nécessaire de rendre crédible les aventures des émojis qui doivent circuler d'application en application dans le monde très cloisonné d'un téléphone intelligent. Dès lors, vont se bousculer à la porte du film, parmi les plus reconnaissables, Snapchat, Instagram, Dropbox, Just Dance, Youtube, Facebook, Twitch, Candy Crush ainsi que des apparitions plus discrètes comme Shazam ou encore Twitter. De fait, il se dégage un sentiment assez indescriptible qui rappelle obligatoirement les deux opus mettant en scène Ralph la Casse de Disney dont les propos sont d'ailleurs extrêmement proches (surtout l'intrigue du second opus avec cette volonté de s'échapper sur Internet). Pour justifier tout ce bazar, le scénario ajoute alors une particularité : la capacité multiforme du protagoniste. Contrairement à Toy Story par exemple, Le monde secret des Émojis part du principe que les personnages sont définitivement condamnés à garder éternellement la même expression, peu importe que le monde "irréel" ne soit jamais vu par les utilisateurs dans le monde "réel". C'est un parti pris qui se tient, sinon rien ne pourrait découler logiquement du scénario, mais qui s'avère quand même assez absurde quand on y réfléchit.
L'autre gros défaut de ce choix artistique, c'est qu'il engendre un certain malaise dans la façon dont le personnage est présenté à l'écran. Pour une raison qui m'échappe, l'histoire de Gene semble en réalité surtout proposer une version allégorique et pervertie du coming out. J'ai eu le malheur de me faire cette réflexion au début du film et cette corrélation est devenue malheureusement très tenace par la suite. À la différence de nombreux films traitant de l'homosexualité, bien que celui-ci n'en soit pas un a priori, Le monde secret des Émojis appuie assez fortement sur l'aspect anormal du personnage qui nécessite donc d'être reprogrammé afin d'éliminer définitivement cette tare. Il est en même convaincu lui-même au plus profond de son être, conforté par la vision que le monde a de lui. Plus loin dans le long métrage, on nous explique d'ailleurs que cette déficience lui vient de son père qui n'a jamais pu accepter sa propre condition de phénomène de foire. J'avoue employer dans cette analyse des mots un peu forts, mais en y ajoutant le prénom même du personnage, à savoir Gene, on en vient à se dire que s'il est anormal aux yeux de tous, c'est à cause de la génétique. Il ne peut d'ailleurs être sauvé qu'en rentrant dans le rang, en l'occurrence, au contact d'une fille. L'évidence nous saute soudain tellement en pleine figure que le scénario du film en devient limite choquant. J'ignore si c'est cela qui a provoqué ce rejet massif du film à travers le monde, mais il faut reconnaître qu'il devient assez difficile d'apprécier les quelques qualités du long métrage après avoir intégré ce point de vue qui laisse particulièrement dubitatif sur les intentions cachées derrière le scénario. En toute sincérité, j'espère vraiment que c'est un malencontreux hasard.
Parce qu'en retirant cette pure interprétation, somme toute très personnelle, je ne vois vraiment pas ce qui cloche d'autre dans ce film. En tout cas, rien qui ne justifie la levée de bois vert et le rejet mondial qu'a connu Le monde secret des Émojis à sa sortie en salle. Effectivement, l'intrigue reste assez gnangnan, mais elle fait le boulot correctement dans l'ensemble. Le long métrage brosse une aventure légère, efficace et sans fioriture. Quelques scènes fonctionnent même plutôt bien, notamment le passage dans l'application Just Dance qui arrive à lier comédie et dramaturgie. Pour le reste, le film semble surtout constitué d'éléments piochés à droite et à gauche, mais sans réel panache, comme cette scène dans la corbeille qui donne des faux airs aux anciens souvenirs condamnés à disparaître dans Vice-Versa. Techniquement, le long métrage se tient également, c'est coloré, assez vivant, les artistes ayant même réussi à rendre crédibles des Smiley en leur donnant des bras et des jambes. Les différents mondes numériques ont tous leurs caractéristiques propres, chacun s'avérant d'ailleurs très convainquant. Le monde réel bénéficie lui-aussi d'un très bon rendu, avec une panoplie de personnages, certes prétextes aux aventures abracadabrantes des émojis, mais qui ont une certaine personnalité. Rien à redire non plus sur la bande originale composée par Patrick Doyle qui, certes, manque de thèmes majeurs mémorables, mais qui accompagne très bien l'aventure de Gene.
Bref, Le monde secret des Émojis est dans les grandes lignes un film assez correct si on ne creuse pas plus que ça la question. Reste alors cette interprétation très maladroite du scénario qui change franchement toute la donne. Alors oui, à la fin, tout devient joyeux, Gene accepte ce qu'il est, mais le scénario oublie en réalité de traiter le vrai propos du film, à savoir que ce n'est pas vraiment lui qui aurait dû être le protagoniste principal, mais bien Alex, l'utilisateur du smartphone. Il aurait été bien plus logique que Gene soit le miroir numérique d'Alex, dont les doutes amoureux du jeune adolescent provoquent en lui de furieux tourments. Problème, si le scénario avait effectivement été abordé dans ce sens, tout le monde aurait sans doute crié, à raison, au plagiat de Vice-Versa en version numérique (oui, encore lui). Il en résulte alors ce malheureux bricolage autour de la déviance de Gene qui a le malheur de donner une toute autre interprétation à l'intrigue. Que cela soit intentionnel ou pas, il est évident que cela en fait le plus gros ratage du long métrage. Alors que faire avec Le monde secret des Émojis ? Essayer de regarder le film au premier degré et ne surtout pas aller chercher plus loin qu'une aventure sans queue ni tête. Sinon, ce sera peine perdue.
Olivier J.H. Kosinski - 30 mars 2024
